Accueil > Actualités > ETHIOPIE : DE LA PAIX A LA GUERRE, LA METAMORPHOSE D’ABIY AHMED

ETHIOPIE : DE LA PAIX A LA GUERRE, LA METAMORPHOSE D’ABIY AHMED

Lauréat du prix Nobel de la paix en octobre 2019, le premier ministre éthiopien s’est transformé en chef de guerre depuis un an.

Cette mutation, condamnée par la communauté internationale, n’est pas perçue aussi négativement en Éthiopie.

« La guerre est l’incarnation de l’enfer

Quelle chute et quelle désillusion pour la communauté internationale ! Il y a deux ans, le premier ministre éthiopien recevait le prix Nobel de la paix pour « ses efforts en vue d’arriver à la paix et en faveur de la coopération internationale, en particulier pour son initiative déterminante visant à résoudre le conflit frontalier avec l’Érythrée », selon Berit Reiss-Andersen, la présidente du comité Nobel. À 43 ans, Abiy Ahmed devenait l’un des plus jeunes lauréats du prestigieux prix. Visage souriant, silhouette juvénile, l’énergique premier ministre affirmait en recevant sa distinction : « La guerre est l’incarnation de l’enfer pour toutes les parties impliquées. »

Un an après, en novembre 2020, il déclenchait pourtant « l’enfer » dans le nord de son pays pour reprendre la main sur le Tigré. Et le voici aujourd’hui appelant les citoyens à utiliser « n’importe quelle arme (…) pour bloquer le Front de libération du peuple du Tigré (TPLF) destructeur, le renverser et l’enterrer ». Et d’encourager la constitution de milices armées, de dissimuler les exactions imputées aux forces fédérales, d’assumer le blocus complet du Tigré, privant ainsi les civils de l’aide humanitaire dont ils ont un besoin urgent. Le prêcheur de la paix et de la réconciliation s’oppose, désormais, à toute forme de négociation avec ses adversaires.

Il ne veut pas entendre raison

« Il est parti en vrille, affirme un observateur européen l’ayant souvent rencontré. Il ne veut pas entendre raison, il n’écoute personne et quand il a décidé quelque chose, il ne recule plus. » Un trait de caractère jugé, hier, positif quand il s’agissait de réformer et de libéraliser l’Éthiopie, mais perçu aujourd’hui comme dangereux. « Il ira jusqu’au bout, pense le spécialiste de la Corne de l’Afrique Gérard Prunier. Il a un vieux compte à régler avec les Tigréens. En arrivant au pouvoir, il avait réussi à les mettre sur la touche. Voilà qu’ils reviennent dans le jeu par les armes, Abiy Ahmed n’imagine pas reculer, les Tigréens ont laissé trop de mauvais souvenirs du temps de Meles Zenawi [président puis premier ministre de 1993 à 2012, très autoritaire et sous lequel de nombreux Éthiopiens de l’opposition ont été éliminés, NDLR]. » Et tant pis si le conflit a déjà fait plusieurs milliers de morts, si des centaines de milliers de civils sont pris au piège et si la crise risque désormais de l’emporter.

L’espoir suscité était grand

L’espoir soulevé par Abiy Ahmed au début de son mandat – il a pris ses fonctions en avril 2018 – était grand. Son jeune âge ; son discours sur la réconciliation ; ses mesures prises en faveur des prisonniers politiques, des opposants exilés, des mouvements interdits… Et surtout, son rapprochement spectaculaire avec l’Érythrée, enterrant en quelques semaines l’état de guerre qui prévalait entre les deux pays depuis une vingtaine d’années. Son ouverture aux femmes, aussi, leur confiant des postes clés dans son gouvernement, offrant à la diplomate Sahle-Work Zewde le poste de présidente de la République. « Il veut entraîner notre pays sur la voie du développement, de la démocratie et de la réconciliation, c’est une grande chance pour nous tous », confiait cette dernière à La Croix en 2019.

il fait la guerre au TPLF contre son gré,

Si la mutation rapide du premier ministre en chef de guerre a surpris les chancelleries internationales, soulevant une très forte réprobation, c’est moins le cas en Éthiopie, à commencer par Addis-Abeba : « Abiy Ahmed est condamné par les Occidentaux. Or, il fait la guerre au TPLF contre son gré, assure Hermela, une étudiante de l’université d’Addis-Abeba. Il est tombé dans un piège tendu par le TPLF qui veut reprendre le pouvoir dont il a été chassé en 2018. Il est très soutenu par l’immense majorité des Éthiopiens comme le montre la victoire de son parti politique aux législatives de juin. » Son mouvement, le Parti de la prospérité, a remporté 410 sièges sur les 547 aux élections législatives du 21 juin.

« Ce qui arrive est incompréhensible, ajoute l’anthropologue Katell Morand de l’Université Paris-Nanterre. Il a vraiment engagé des réformes pour démocratiser l’Éthiopie. Mais le mouvement de libéralisation qu’il a insufflé s’est retourné contre lui. Parmi les acteurs de la violence et de la radicalisation des discours, on trouve des prisonniers politiques qu’il a libérés. De même, la libéralisation des médias a profité à la diffusion de discours identitaires extrémistes dans tout le pays. »

un traumatisme pour la majorité des Éthiopiens

Katell Morand rappelle que l’engagement des forces armées par Abiy Ahmed contre le TPLF a fait suite aux attaques du 4 novembre 2020 menées contre des bases des forces fédérales à Mekele et dans la région du Tigré. « Le Front de libération et ses soutiens ont massacré des soldats, en ont pris d’autres en otages et emporté une quantité d’armes importantes. Ce fut un traumatisme pour la majorité des Éthiopiens, peu signalé dans les médias occidentaux », remarque-t-elle. « Mes interlocuteurs ne comprennent pas les critiques de l’Occident contre Abiy Ahmed », ajoute l’anthropologue Marion Langumier, spécialiste de l’Éthiopie. « Les Tigréens ne sont pas des enfants de chœur, souligne un habitant du centre du pays. Ils ont été les premiers à commettre des massacres sur des militaires, mais aussi sur des civils. Ce n’est pas dit dans le procès intenté au premier ministre. »

Parmi ces exactions, « le massacre de Mai Kadra, le 9 et 10 novembre 2020, souligne Katell Morand. La milice Samri, liée au TPLF, a éliminé des centaines de civils amharas.Le choc a été considérable en Éthiopie. » Aujourd’hui oublié, ce massacre, commis en partie à l’arme blanche, a été documenté par Amnesty International et par l’anthropologue néerlandais Jon Abbink. Selon lui, 800 Amharas auraient été tués par le TPLF et ses alliés. « Cela ne justifie pas les massacres commis contre les Tigréens, mais cela nuance le rôle et la responsabilité de nos leaders », insiste un Éthiopien du centre du pays.

Les Ethiopiens ne comprennent pas la communauté internationale

Ethiopian government soldiers captured during recent fighting by Tigray Defense Forces are marched into Mekelle, the capital of Ethiopia’s northern Tigray region, on July 2, 2021. Thousands of Ethiopian prisoners of war were paraded through Tigray on Friday as jubilant crowds lined the streets to jeer the captives and cheer the Tigrayan forces who only days earlier had routed one of Africa’s most powerful armies. (Finbarr O’Reilly/The New York Times) *** Local Caption *** CIVIL WAR AFRICA ETHIOPIA WALK MARCH PRISONER SOLDIERS GOVERNMENT POLITICS TIGRAY PEOPLES LIBERATION FRONT

Le comportement du premier ministre doit aussi se comprendre à la lumière de l’histoire de l’Éthiopie, explique Alain Gascon, de l’Institut national des langues et civilisations orientales : « S’il n’écoute pas ou plus la communauté internationale, ce n’est pas nécessairement par folie. Il ne la comprend plus et, comme tous les Éthiopiens, il s’en défie. Les Éthiopiens n’ont pas oublié qu’en 1936, lorsque l’empereur Haïlé Sélassié avait réclamé l’aide de la Société des nations contre l’invasion italienne, la communauté internationale, contre son engagement, s’en était lavé les mains. »

Laurent Larcher, le 22/11/2021 à 06:00 Modifié le 22/11/2021 à 07:00

Laisser un commentaire