L’île touristique de Djerba, au sud de la Tunisie, accueille le sommet de la Francophonie à partir de ce samedi 19 novembre. Au-delà des raisons pragmatiques de ce choix, l’événement est l’occasion de mettre en avant « la diversité culturelle » de ce territoire, en écho aux valeurs de la Francophonie.
(Ndlr) : le titre est de la rédaction de Plume Libre
TROIS RELIGIONS MONOTHEISTES QUI COHABITENT
Croix, étoile, croissant. À Djerba, ce n’est « pas une seule foi, mais toutes les fois qui s’expriment », clame l’une des vidéos de promotion du XVIIIe sommet de la Francophonie. Dans sa communication, l’organisation n’a pas manqué de mettre en valeur le cliché djerbien : trois religions monothéistes qui cohabitent dans une relative harmonie depuis des siècles sur ce petit bout de terre et de palmiers entre Méditerranée et Afrique subsaharienne. Et surtout, l’une des dernières communautés juives du monde arabe. Une exception culturelle qu’elle fait résonner avec les principes fondateurs de la francophonie : paix, tolérance et solidarité.
Mais l’historienne franco-tunisienne Sophie Bessis le rappelle d’emblée : « Djerba a d’abord été choisie pour des raisons sécuritaires. C’est une île, donc plus facile à sécuriser que la capitale. De plus, comme c’est un haut lieu du tourisme, les infrastructures étaient déjà là pour accueillir un tel sommet. L’aspect culturel est venu après, pour habiller ce choix. »
LA COEXISTENCE EST VECUE AU QUOTIDIEN
« La coexistence dont on parle n’est pas un slogan creux, elle est vécue au quotidien »
De l’habillage peut-être, mais une réalité, assure-t-on avec force ici. En atteste la présence de quelque 300 mosquées, d’une dizaine de synagogues et même de l’église Saint-Joseph, au cœur d’Houmt Souk, le chef-lieu de Djerba, où un jeune prêtre italien officie pour une petite communauté catholique. « Mais cette identité plurielle, cette diversité culturelle et cultuelle ne s’apparente pas à un musée », insiste Naceur Bouabid. Professeur à la retraite et ancien guide, il a aussi travaillé à la candidature de l’île au Patrimoine mondial de l’Unesco. Il s’agit de lieux de cultes qui sont utilisés au quotidien ou chaque semaine. »
Une image d’Épinal qui aurait presque tendance à lasser les Djerbiens tant elle s’apparente ici à une évidence. « La coexistence dont on parle n’est pas un slogan creux, elle est vécue au quotidien », souligne Naceur Bouabid. « Je comprends qu’il y ait une curiosité dans un contexte qui n’est pas forcément favorable à la coexistence, mais pour nous, c’est naturel. On travaille ensemble, il y a des cafés où les gens jouent, se mélangent, jouent aux dominos ensemble. Un exemple tout bête : pour la confection de nos trousseaux de mariage, on achète indifféremment les bijoux chez les artisans juifs comme musulmans. »
LA GHRIBA, LA PLUS ANCIENNE SYNAGOGUE D’AFRIQUE
Considérée comme la plus ancienne synagogue d’Afrique, la Ghriba abriterait une pierre du temple de Salomon. Chaque année, l’édifice, situé à Hara Sghira, l’un des deux « villages » juifs de l’île, accueille un important pèlerinage. Toujours sous haute surveillance depuis que les lieux ont subi deux attentats, l’un en 1985, lorsqu’un soldat chargé d’assurer la sécurité du site avait ouvert le feu à l’intérieur de la synagogue, faisant cinq morts. L’autre en 2002, quand un jeune franco-tunisien lié à Al-Qaïda avait tué 21 personnes à l’aide d’un camion piégé devant la Ghriba. L’année dernière, 6 000 fidèles venus d’Israël, mais aussi d’Europe ou des États-Unis s’y sont réunis. Des musulmans viennent parfois prendre part aux rites et prier aux côtés des juifs. « Tout le monde est le bienvenu, il n’y a pas de problème », souligne Perez Trabelsi. Responsable des lieux depuis 1966, il a vu la communauté s’amenuiser au gré des soubresauts du conflit israélo-arabe. « Avant, raconte-t-il, plein de juifs vivaient à Hara Sghira et le samedi, la synagogue était pleine. Mais après la guerre des Six Jours, en 1967, beaucoup sont partis. » Et d’autres vagues ont suivi. Selon les estimations, il ne reste qu’un millier de juifs en Tunisie – contre 100 000 au moment de l’indépendance en 1956 –, dont quelque 700 à Djerba. « Mais ils sont bien ici, ils vivent comme ils veulent et ne veulent pas partir », assure le vieil homme.
L’entrée de Hara Kbira, le second « village » juif de Djerba, est sécurisée par des policiers. À l’heure de la sortie des cours, des groupes de garçons, kippas sur la tête, et de filles, jupe sombre au-dessous du genou, s’égayent dans les rues. Le quartier abrite deux écoles de filles et deux de garçons, ainsi qu’une yeshiva, où les garçons se rendent pour étudier la Torah. Ici, on parle arabe ou hébreu, le français est souvent rudimentaire. Quand on pose la question de la coexistence avec les musulmans, le sujet est vite balayée. Une discrétion qui rappelle l’équilibre fragile qui régit les relations entre les deux communautés.
DES JUIFS PARMI LES ARABES
Sara* (son prénom a été modifiée) travaille dans une crèche du quartier. Elle est allée à l’école laïque qui jouxte le quartier. Comme elle, une poignée d’enfants de confession juive continuent de partager les mêmes bancs que les petits musulmans. La jeune femme en garde un bon souvenir « On était deux filles juives pour 25 élèves, se souvient-elle. Certaines de ses anciennes camarades vivent toujours dans le quartier. Continue-t-elle de les côtoyer ? « Oui, on se dit bonjour, on se suit sur Instagram », témoigne-t-elle. Elle hausse les épaules. Leurs relations s’arrêtent là. « Juifs et musulmans vivent davantage côte à côte qu’ensemble, analyse l’historienne Sophie Bessis. Cette cohabitation est très ancienne, mais elle n’a pas été une relation sans nuages. Les juifs de Djerba ont toujours vécu dans leurs propres villages, une stricte endogamie étant la règle des deux côtés. »
L’IBADISME, L’AUTRE MINORITE DE L’ILE
Mais Djerba abrite une autre minorité religieuse : l’ibadisme. Cette « école de pensée », ultra-minoritaire dans le monde musulman, est souvent considérée comme « la troisième voie de l’islam » au côté du sunnisme et du chiisme, explique Saïd Barouni, lui-même ibadite et conservateur de la bibliothèque Al Barounia, qui renferme de nombreux écrits sur ce courant. L’ibadisme professe un islam tolérant et pacifique, et s’oppose à tout prosélytisme. « Nous pensons qu’il faut vivre avec les autres religions et avec les laïcs ensemble. Avec les malikites (le courant musulman majoritaire à Djerba), on prie d’ailleurs ensemble et indifféremment dans les mosquées malikites ou ibadites », souligne Saïd Barouni. Un principe d’égalité s’applique entre tous les fidèles et le pouvoir doit revenir à celui qui en est le plus digne, ce qui fait qu’on les qualifie parfois de « démocrates de l’islam ». Ils sont souvent comparés aux protestants en raison de leur rigorisme et de leur droiture. Une austérité visible dans la sobriété architecturale de leurs mosquées.
PROGRAMMES DE RESTAURATION
C’est cette spécificité moins connue de l’île que Khaoula El Cadi, présidente de l’Association pour la sauvegarde de l’île de Djerba, veut mettre en lumière. L’Assidje a participé à des programmes de restauration de plusieurs de ces mosquées ibadites, comme celle d’El Bardaoui, dans l’est de l’île. Certaines figurent d’ailleurs dans les circuits touristiques proposés par l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) à l’occasion du sommet, au côté des autres points d’intérêts de l’île. Une première étape qui, elle l’espère, contribuera à sensibiliser les tours opérateurs à la richesse de ce patrimoine.
RFI/Aurore Lartigue Aurore Lartigue