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LIBAN : COMPRENDRE LA CRISE ECONOMIQUE ET HUMANITAIRE QUI ÉBRANLE LE PAYS

Touché par une crise économique sans précédent, le pays voit les conditions de vie de ss habitants se dégrader rapidement. Franceinfo explique les causes et les conséquences de cet « effondrement ».

« La situation devient rapidement incontrôlable. » La haut-commissaire aux droits de l’homme de l’ONU, Michelle Bachelet, a alerté vendredi 10 juillet sur la profonde  crise économique et financière que traverse le Liban. Le pays a vu l’inflation et le taux de pauvreté exploser en quelques semaines et des Libanais parmi les plus vulnérables « risquent de mourir de faim en raison de cette crise », s’est émue Michelle Bachelet. Pourquoi le Liban se trouve-t-il au bord de l’effondrement ? Que font le gouvernement et la communauté internationale pour répondre à cette crise ? Franceinfo vous aide à y voir plus clair.

Que se passe-t-il au Liban ?

« Le Liban est face à une crise économique et financière d’une ampleur jamais vue », résume Agnès Levallois, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique et vice-présidente de l’Institut de recherche et d’études Méditerranée Moyen-Orient (Iremmo). Les réserves de la Banque du Liban en dollars, devise sur laquelle la livre libanaise est indexée, sont au plus bas, selon Les Echos.

Face à cette situation, les banques ont limité les retraits et les transferts en dollars depuis le mois de novembre. Dans le même temps, la valeur de la livre libanaise a dégringolé. « Avant la crise, le taux de change était de 1 500 livres pour un dollar », rappelle Agnès Levallois. Si ce taux officiel reste inchangé, un dollar vaut désormais « entre 8 000 et 10 000 livres » sur le marché noir.

Le taux grimpe tous les jours.

Il y a une perte de pouvoir d’achat et un appauvrissement considérable de la population.  « La classe moyenne, qui jusqu’ici vivait confortablement et pouvait voyager à l’occasion, est la plus durement touchée, ajoute la vice-présidente de l’Iremmo. Une grande partie de la population, qui n’arrive plus à joindre les deux bouts, a un sentiment de déclassement. » En avril, près de 50% de la population libanaise vivait sous le seuil de pauvreté, et plus de 20% sous le seuil d’extrême pauvreté, selon les dernières données disponibles de la Banque mondiale (en anglais).

Comment le pays en est-il arrivé là ?

Un des causes identifiées de cet « effondrement » économique est la crise du secteur financier, « moteur historique du pays », rappelle Philippe Hage Boutros, journaliste économique à L’Orient-Le Jour. Sans industrie forte ni ressource propre, le Liban s’est efforcé durant des années d’attirer les capitaux étrangers, allant jusqu’à proposer 20% d’intérêts sur les placements en dollars, détaille Agnès Levallois. « Ça lui a valu le surnom de Suisse du Moyen-Orient », relève-t-elle.

« Ces flux se sont progressivement taris, en raison notamment des tensions géopolitiques dans la région, souligne la spécialiste du Liban. L’Iran, qui aidait la communauté chiite, a été affaibli par les sanctions économiques américaines. Les pays du Golfe, affectés par la chute du prix du pétrole, ont aussi réduit leurs investissements. Les conflits en Irak et en Syrie ont déstabilisé toute la région. » Résultat, le secteur financier « traverse une crise de confiance qui ne lui permet plus de remplir son rôle, qui était de financer l’économie et surtout les institutions publiques, qui ont accumulé les déficits pendant des décennies », précise Philippe Hage Boutros, interrogé par franceinfo.

La pandémie de Covid-19, qui a ébranlé l’économie mondiale, a encore aggravé la situation. « La dette publique est devenue insoutenable », contraignant le Liban à se déclarer en cessation de paiement au mois de mars. « Enormément d’entreprises du secteur privé ont dû fermer boutique, soit temporairement, soit définitivement », indique le journaliste de L’Orient-Le Jour.

Quelles sont les conséquences sur le quotidien des Libanais ?

La dévaluation de la livre libanaise a fait exploser les prix des produits de base, dont 80% sont importés. « Le taux d’inflation sur un an a atteint 56,5% en mai, soit 10 points de plus qu’en avril », soulignent Les Echos. La viande est devenue une denrée inaccessible pour la plupart des Libanais. Y compris pour l’armée, qui l’a retirée des repas de ses soldats fin juin. « Même les légumes sont devenus inabordables. Le prix du kilo de tomates a été multiplié par quatre », témoigne une mère de famille résidant à Tripoli, auprès de Libération.

Selon Libération, les ONG, dont le travail se concentrait jusqu’ici sur l’aide aux réfugiés, sont désormais débordées par les demandes de Libanais. « Nous distribuons des dizaines de milliers de paniers alimentaires sans pouvoir répondre aux besoins, car les populations vulnérables ne cessent d’augmenter, indique au quotidien Bujar Hoxja, directeur de Care International au Liban. Plus de 50% de la population ne peut plus faire face aux besoins essentiels pour se nourrir et n’a plus accès à la santé et à l’éducation. » En une semaine, trois pères de famille se sont suicidés en laissant des mots mettant en cause leurs difficultés financières, rapporte Libération.

Ceux qui en ont encore les moyens choisissent de quitter le pays. Tous n’ont pas cette possibilité. « Mon salaire, l’équivalent de 2 000 dollars, n’en vaut plus que 200 à cause de la dévaluation. On était aisés, on est devenus pauvres », confie une agronome interrogée par Libération. Les vols et attaques pour se procurer de la nourriture se multiplient. Tout comme les coupures d’électricité, « bien plus fréquentes » en raison du rationnement du carburant qui alimente d’habitude les générateurs des immeubles, détaille Philippe Hage Boutros.

Pourquoi la situation des travailleurs étrangers est-elle préoccupante ?

L’ONU s’inquiète particulièrement pour les populations vulnérables : 1,7 million de réfugiés, en majorité syriens, et 200 000 travailleurs étrangers qui vivent au Liban. Les employeurs de ces derniers, et notamment des travailleuses domestiques éthiopiennes ou philippines, n’ont plus les moyens de payer. Certains employés ont ainsi expliqué au quotidien britannique The Independent  qu’ils n’ont plus perçu de salaire depuis le mois de janvier.

Or, la loi interdit à ces travailleurs de changer d’emploi ou de quitter le pays sans l’accord de leur employeur, qui détient fréquemment leur passeport. Désormais sans abri, sans documents officiels et sans moyens financiers pour quitter le pays, ils sont nombreux à camper sur les trottoirs devant leurs consulats respectifs à Beyrouth, réclamant un rapatriement vers leur pays d’origine. « Cette situation est en train de devenir rapidement incontrôlable, avec un grand nombre de personnes déjà démunies et confrontées à la famine comme conséquence directe de cette crise », s’est inquiétée Michelle Bachelet.

Que fait le gouvernement face à cette crise ?

« Pas grand-chose », selon Agnès Levallois. Les dirigeants « ne parviennent même pas à s’accorder sur une liste de citoyens qui pourraient bénéficier d’une aide alimentaire, car chacun essaie de tirer la couverture à soi », pointe l’experte. A la fin de la guerre civile (1975-1990), un système politique a été mis en place pour maintenir l’équilibre entre les différentes communautés et confessions libanaises. « La présidence va à un Chrétien, le poste de Premier ministre à un musulman sunnite, la présidence de l’Assemblée à un Chiite… », résume Ouest-France. Ce système est rongé par la corruption et le clientélisme.

A chaque fois que la communauté internationale verse une aide au Liban, ces responsables se répartissent les milliards de façon à ce que chacun aide sa propre communauté. Ils se mettent d’accord sur les sommes pour apparaître comme des faiseurs de pluie et de beau temps, des acteurs indispensables face à un Etat fantoche incapable d’aider la population.

Au passage, « ces dirigeants s’en mettent plein les poches », dénonce la vice-présidente de l’Iremmo. Aujourd’hui encore, la classe politique tente de maintenir un système qui sert ses intérêts personnels, au détriment de la population. Les changements promis par le gouvernement d’Hassan Diab, arrivé au pouvoir en janvier, n’ont toujours pas été mis en œuvre. « On connaît précisément les réformes à adopter, s’impatiente Karim Emile Bitar, directeur de rechercher à l’Iris et directeur de l’Institut des Sciences Politiques de l’université Saint-Joseph de Beyrouth. Mais [ce système politique communautaire] est une vache à lait qui rapporte tellement à quelques partis politiques que les réformes sont reportées aux calendes grecques depuis déjà une dizaine d’années.

Quelles sont les pistes pour sortir de la crise ?

Des négociations avec le Fonds monétaire international sont ouvertes. Beyrouth espère obtenir 10 milliards de dollars pour relancer son économie, mais les discussions piétinent. Le FMI a posé une condition sine qua non au versement de toute aide au Liban : la mise en place de réformes profondes. « Il faut restructurer la dette publique, renforcer le dispositif fiscal, renflouer les banques », a énuméré Athanasios Thanos Arvanitis, vice-directeur du département Moyen-Orient et Asie centrale de l’institution, lors d’une conférence de presse. « Il faut réformer l’économie et en particulier les entreprises publiques et améliorer la gouvernance ainsi que la transparence. »

« C’est une bonne idée parce que le Liban, pendant ces trente dernières années, a vécu un peu en quémandant l’aide de la communauté internationale, juge Karim Emile Bitar, interrogé par franceinfo. Ces aides sont venues aider la corruption locale et aider les quelques oligarques libanais sans véritablement profiter à la population libanaise. » Les divergences internes sur la répartition des pertes entre l’Etat et ses créanciers (la banque centrale et les banques locales notamment) bloquent le processus. « Les différentes factions ne parviennent même pas à s’accorder sur les chiffres exacts de la dette », soupire Agnès Levallois.

Est-ce que la contestation populaire peut faire bouger les lignes ?

A l’automne 2019, le Liban a été ébranlé par un important mouvement de contestation populaire. Durant près de quatre mois, les militants sont descendus en nombre dans la rue pour dénoncer « une situation qui pourrit depuis des années », rappelle Philippe Hage-Boutros. « Ce mouvement n’a pas réussi à dégager une position commune et l’absence de cohésion l’a empêché d’avoir un vrai poids face à un système politique installé depuis des décennies et donc difficile à changer. »

La pandémie de Covid-19 a mis un coup d’arrêt à la mobilisation. Les manifestations ont repris mi-juin à Beyrouth et dans d’autres villes du pays. Les militants dénoncent toujours l’inaction des dirigeants d’un pays qui s’enfonce dans la crise. « Le dollar s’envole, la livre libanaise s’enfonce, il n’y a pas de travail, pas de quoi manger. La seule solution, c’est [de manifester] », justifie l’un d’entre eux, interrogé par France info.

La question est désormais de savoir si ce mouvement va parvenir à se structurer, selon Philippe Hage Boutros. « Il y a quelques groupes issus de la société civile qui tentent de s’organiser, mais c’est difficile dans un pays où il n’y a plus d’opposition structurée depuis des décennies, avance Agnès Levallois. Selon eux, la seule issue est un Etat laïque sortant du système communautaire. » L’experte de la Fondation pour la recherche stratégique assure que « beaucoup de jeunes Libanais adhèrent à cette idée, qui permettrait de venir véritablement en aide à la population en renforçant l’Etat ».

Que peut-il se passer désormais ?

« Le Liban est pour l’instant dans une impasse absolue », s’alarme Agnès Levallois. Outre la classe politique qui s’accroche au système en place, « l’influence d’acteurs extérieurs comme l’Iran » entrave la mise en place des réformes réclamées par le FMI. « Est-ce que les Libanais, accablés par la faim, vont rester chez eux et chercher des solutions pour se nourrir ? Ou vont-ils réussir à se mobiliser pour contraindre le gouvernement à agir ? » s’interroge la vice-présidente de l’Iremmo.

La question est d’autant plus complexe que plusieurs observateurs et ONG font écho de tentatives d’intimidation visant les militants. « Au lieu de répondre aux appels des manifestants qui réclament des comptes, les autorités mènent une campagne de répression contre ceux qui exposent la corruption et critiquent légitimement les défaillances significatives du gouvernement », dénonce une coalition d’ONG citée par Ouest-France.

« Certains dirigeants n’hésiteront pas à jouer sur la peur des habitants de voir les violences intercommunautaires resurgir, dans l’unique but de se maintenir au pouvoir, analyse en outre Agnès Levallois. Cette stratégie a de moins en moins de chance de fonctionner, car les moyens financiers de ces chefs communautaires se réduisent de jour en jour. » L’experte conclut : « Il est compliqué d’évaluer le chemin que va prendre le Liban, car tous ces éléments entrent en confrontation. »

La seule solution serait une aide internationale. Le FMI a posé une condition : la mise en place de réformes structurelles et institutionnelles pour assainir le système financier et politique. Pour l’instant, les discussions piétinent, mais les observateurs estiment qu’un regain du mouvement de contestation populaire né en octobre pourrait pousser les dirigeants à agir.

Marie-Violette Bernard, France Télévisions

Publié le 19/07/2020 | 07:00 Mis à jour le 19/07/2020 | 07:00

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