La Turquie a lancé une offensive militaire mercredi 9 octobre contre les forces kurdes du nord-est de la Syrie, dans le cadre d’une opération baptisée « Printemps de la paix. » Au cours de cette seule journée, au moins 15 personnes, dont huit civils, ont été tuées, selon le décompte de l’Observatoire syrien des Droits de l’Homme.
Selon la presse turque, les troupes ont pénétré en Syrie par quatre points : deux à proximité de la ville syrienne de Tell Abyad et deux autres proches de Ras al-Aïn, plus à l’est.
Ces frappes aériennes et d’artillerie ont visé les positions des Unités de protection du peuple (YPG), la milice kurde qui constitue la colonne vertébrale des Forces démocratiques syriennes (FDS). Selon un porte-parole de la milice arabo-kurde, les combattants des FDS ont repoussé une attaque au sol des troupes turques à Tell Abyad.
Le jeudi 11 octobre 2019, les forces turques se sont emparées de plusieurs de leurs objectifs et poursuivent leur progression sur la rive orientale de l’Euphrate, a assuré leur état-major. Selon le ministère de la Défense turque, 181 cibles de la milice kurde ont été touchées par l’aviation et l’artillerie depuis le début de l’opération.
Pourquoi cette offensive ?
En annonçant le début de l’opération, le président turc Recep Tayyip Erdogan s’est justifié en assurant que l’objectif était d’empêcher, selon ses mots, la création d’un « corridor terroriste » à la frontière méridionale de la Turquie. Les autorités turques assimilent les YPG au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), qu’elles considèrent comme une organisation terroriste.
En menant cette offensive, Erdogan souhaite empêcher l’apparition d’une région autonome kurde non loin de la frontière sud. Les Kurdes sont un peuple apatride, réparti sur les territoires turc, syrien, iranien et irakien. Selon les estimations, entre 2 et 3,6 millions de Kurdes vivraient en Syrie, essentiellement dans le nord du pays.
La Turquie redoute qu’un embryon d’Etat kurde galvanise les velléités séparatistes sur son propre territoire. En janvier 2018, le président turc avait d’ailleurs déjà lancé une offensive à Afrin, dans le nord-ouest de la Syrie, avec le même objectif.
Enfin, les autorités turques souhaitent créer une zone tampon de 30 km de long et de 500 km de large entre la frontière turque et les zones syriennes contrôlées par les milices kurdes dans la région, afin de « réimplanter 2 des 3,5 millions de réfugiés syriens présents en Turquie », a décrypté Frédéric Pichon, interrogé par franceinfo.
Quel rôle les Kurdes jouent-ils dans le conflit syrien ?
Les Kurdes sont les alliés des Occidentaux dans la lutte antijihadiste. Via les Unités de protection du peuple (YPG), ils forment la majorité des Forces démocratiques syriennes (FDS), une alliance de combattants kurdes et arabes créée dans le nord de la Syrie.
Seuls sur le terrain, ce sont eux qui ont repris – aidés par la coalition internationale menée par les Etats-Unis – la ville de Kobané des mains du groupe terroriste Etat islamique (EI) en 2015, à l’issue de quatre mois de combats acharnés, puis celles de Raqqa, fief syrien de l’EI, en 2017, et de Baghouz, en 2019. C’est ainsi le porte-parole des FDS qui a annoncé en mars « la victoire militaire sur Daech [l’acronyme arabe de l’EI] ». « Le soi-disant califat a été totalement éliminé », a-t-il tweeté.
Environ 10 000 combattants de l’EI, ainsi que des familles des djihadistes, sont toujours détenus dans des camps contrôlés par la milice kurde YPG. Parmi les prisonniers, figurent près de 2 000 djihadistes étrangers, que leurs pays d’origine refusent de reprendre. Pour juger les crimes de l’EI, les Kurdes de Syrie demandent la création d’un tribunal international spécial, qui serait installé dans le nord-est du pays.
Les Etats-Unis ont-ils facilité l’offensive turque contre les Kurdes ?
Dans un communiqué publié dimanche, soit trois jours avant l’offensive, la Maison Blanche a annoncé le retrait immédiat de ses troupes en Syrie (environ 2 000 soldats). Pour Frédéric Pichon, interrogé mardi par franceinfo, ce n’était pas une surprise : « Donald Trump avait annoncé qu’il souhaitait que les Etats-Unis se retirent des zones où le pays n’a pas de bénéfice. C’est une réflexion de businessman. L’Amérique ne veut plus s’engager dans des guerres lointaines« , a expliqué l’expert.
Or, la présence des troupes américaines en Syrie, constituait un rempart à une nouvelle offensive de la Turquie qui, rappelons-le, veut imposer sa fameuse « zone tampon » dans la région. La décision de Donald Trump de retirer ses troupes, laissant le champ libre à Erdogan, a ainsi été qualifiée par les FDS de « coup de poignard dans le dos ».
D’anciens combattants de l’armée américaine, laquelle a travaillé avec les combattants kurdes pour venir à bout de l’EI, ont même estimé que les Etats-Unis avaient « abandonné » les Kurdes. Diplomates et autres chefs d’Etat ont en chœur dénoncé la décision américaine. En réponse à cette vague d’indignation, Donald Trump a assuré mercredi ne pas cautionner l’offensive, que Washington considère comme une « mauvaise idée », et a même menacé de « ruiner l’économie turque si la Turquie détruit les Kurdes ».
Pourquoi cette offensive turque pourrait-elle ranimer l’Etat islamique ?
Plusieurs pays redoutent que l’offensive turque dans le nord-est de la Syrie contre les forces kurdes ne permette un sursaut du groupe djihadiste Etat islamique. Jeudi, les Kurdes de Syrie ont accusé la Turquie d’avoir bombardé la veille au soir une prison abritant de nombreux djihadistes dans une « tentative évidente » de les aider à s’enfuir. Ils craignent de perdre le contrôle de ces prisons, mais aussi des camps abritant des milliers de familles de djihadistes, et où s’est développée une idéologie radicale, expliquait La Croix dans un reportage réalisé en juillet dans les camps d’Al-Hol et de Roj. Selon l’Institute for the Study of War (ISW), « l’EI prépare probablement des opérations plus coordonnées et sophistiquées pour libérer ses membres détenus ».
Libérés, les djihadistes pourraient mener de nouvelles attaques dans la région, voire en Europe pour les membres de l’EI étrangers qui voudraient rejoindre leur pays d’origine. Deux djihadistes britanniques de haut rang, soupçonnés d’avoir exécuté plusieurs Occidentaux en Syrie, ont ainsi été placés sous la garde de l’armée américaine.
Et initier une nouvelle crise migratoire ?
Outre bien sûr la recrudescence du terrorisme islamique, la communauté internationale craint que cette offensive n’ouvre la voie à une nouvelle vague migratoire. En réponse à l’indignation de l’Union européenne, Recep Tayyip Erdogan a menacé jeudi d’ouvrir les portes de l’Europe à des millions de réfugiés. « Ô Union européenne, reprenez-vous. (…) Si vous essayez de présenter notre opération comme une invasion, nous ouvrirons les portes et vous enverrons 3,6 millions de migrants », a-t-il déclaré lors d’un discours à Ankara.
Enfin, selon Frédéric Pichon, le retrait des soldats américains et une offensive turque pourraient entraîner « une vague migratoire kurde vers l’Europe », ces derniers fuyant les combats.
Est-ce l’ouverture d’un nouveau chapitre de la guerre civile syrienne ?
Pour cette offensive contre les Kurdes syriens, les militaires turcs sont appuyés par l’Armée nationale syrienne. Constituée de rebelles soutenus par Ankara, cette armée émane des anciens de l’Armée syrienne libre, branche armée de l’opposition au régime de Bachar al-Assad. Depuis plusieurs années, ces Syriens, dont de nombreux exilés de Tell Abyad, s’entraînent de l’autre côté de la frontière, en Turquie, « en prévision de leur retour sur leur terre natale », explique Le Monde.
Certains éprouvent un désir de vengeance, explique le quotidien, après que les YPG aient commis en 2013 et 2015 des exactions à Tell Abyad et dans des villages syriens « soupçonnés de sympathies jihadistes ».
France Télévisions Mis à jour le 10/10/2019 | 17:29